Petite colère
Couloir d'un établissement scolaire où je suis en mission, rapide échange avec une enseignante: oui bonne idée je vais prévenir mon collègue et lui mettre un mot dans son casier... ah bon vous ne le faites pas par mel... non le papier c'est plus humain l'Internet casse les relations... pourtant vous accédez à toutes les mémoires du monde... pour à la finale faire du copié-collé quelle régression.........
Les bras m'en tombent et je ne suis pas sûr d'avoir dissimulé colère et incompréhension. Nième versions des discours technophobes où bien sûr Internet nous rend idiot, isole les hommes et casse le lien social. La sonnerie de reprise des cours ne me permit pas de répondre, de toute façon quelques minutes ne m'auraient pas suffit car in petto je me refis passer le film façon Cecil B. DeMille des grandes mutations depuis l'invention de l'alphabet il y a plus de 3000 ans, alors vous pensez!
Quand même un regret, l'histoire ne nous apprend pas grand chose. Je veux dire dans notre compréhension de notre époque. L'humanité aujourd'hui est confrontée à sa troisième grande mutation, ne devrions-on nous pas être curieux de savoir comment les deux précédentes se sont déroulées? Quand je parle de mutation, je parle de ces inventions qui bouleversent nos facultés cognitives, qui véritablement transformant notre façon de penser font que nous créons un nouveau monde.
L'alphabet
Revenons à notre alphabet, invention incroyable et dont l'ordre, l'ordre alphabétique, est quasi immuable depuis cette lointaine époque. Quasi une évidence, qui s'insurgerait contre celui qui l'a inventé? Mais voilà, alerte!! L'écriture se répand et c'est la mémoire et le savoir qui sont menacés. A la Une de votre quotidien? Non simplement le dialogue célèbre écrit (heureusement) par Platon il y a 24 siècles entre le jeune Phèdre et Socrate. Socrate d'y exprimer sa grande inquiétude sur les inconvénients et les dangers de l'écriture qui ne peut que nous faire tendre vers l'extinction de la mémoire, sur la fin de la transmission du savoir car il devient possible alors d'apprendre sans maître. Socrate déplorant violemment la défiguration de la connaissance et de la culture au contact de l'écriture, l'écriture comme la peinture est l'expression de la pensée morte. Seule l'oralité est source de la pensée féconde.
Pourtant cet alphabet qui donna une écriture simple est née dans la région où Moïse écrivit ce qui devint le meilleur best-seller de tous les temps, bible et papyrus n'ont-ils pas la même étymologie? Cette écriture devint le témoin objectif des pensées de Dieu pour les hommes, les rouleaux de la loi, et quelques siècles plus tard ce fut explicitement dit dans l'Évangile selon Marc: Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront point. Sans écriture, les religions du livre seraient-elles toujours présentes?
Pourtant cet alphabet permit, avec le code d'Hammurabi, de créer ce qui deviendra le droit. Ce long texte vieux de 3700 ans comprenant un ensemble de décisions de justice où il est affirmé par exemple que le fort n'opprime pas le faible définit les règles de la vie courante. Le droit devenant stable, la vie dans la citée pouvait s'organiser et les villes se développer.
Pourtant cet alphabet autorisa, peut-être en est-il même la conséquence, l'apparition de la monnaie, du moins l'apparition de l'usage des systèmes consistant à représenter la valeur commune, l'équivalent général. Il autorisa aussi la démonstration géométrique avec les fameuses écoles de Pythagore puis celles d'Euclide et d'Archimède.
Pourtant cet alphabet engendra l'école dès l'antiquité en Grèce puisqu'il fallut bien éduquer à cette nouvelle technique, lire et compter et ne pas s'appuyer uniquement sur la seule tradition. Nombreux sont les Athéniens à savoir lire, la maîtrise de la lecture devenant indispensable à l'exercice des procédures démocratiques et il semble même acquis qu'à Pompéi toutes les couches de la population savaient lire.
L'art de la répétition, probablement nous y sommes tous sensibles. Socrate fut rétif à l'alphabet grec et pronostiqua que la mémoire devenue inutile mourra et la civilisation avec, car Socrate fut élevé dans le monde de la transmission orale du savoir par le dialogue. Platon adopta l'écrit mais Aristote, élève de Platon n'utilisera que ce mode de transmission. Socrate né 50 ans plus tard, aurait-il exprimé le même pamphlet, la même charge contre l'écriture?
L'imprimerie
Si dans la nuit des temps l'invention de l'écriture se perd, en fait le résultat d'une longue évolution, le nom de Johannes Gutenberg est largement connu de tous. Ce novateur modifiant profondément la diffusion des textes et du savoir, son invention devient un événement majeur de la Renaissance. Entre 1452 et 1455 la fameuse bible sera éditée à 180 exemplaires, 3 ans c'est le temps nécessaire à un moine copiste d'en produire une seule!
La quantitatif impacte le qualitatif, même s'il faudra attendre quelques années avant que l'essor des bibliothèques et des ateliers d'imprimeurs nouveaux lieux de rencontre cassent le monopole des bibliothèques universitaires et ecclésiastiques (Bologne, Paris, Salamanque, Oxford et Cambridge) qui quelques dizaines d'années plus tôt étaient la seule source du savoir.
Qui s'insurgerait contre l'imprimerie, qui pourrait s'en plaindre? Il est pourtant rapidement question d'interdiction, de censure. Le pouvoir pontifical comprend parfaitement les enjeux et le pape Innocent VIII écrivit en 1487: ainsi l'imprimerie se présente comme une invention très profitable quand elle facilite la diffusion des livres utiles et approuvés. Elle serait au contraire très condamnable si l'on employait cette technique d'une façon perverse pour répandre partout des écrits pernicieux. Nous interdisons donc.... Mais comme il n'est pas possible d'arrêter un fleuve, l'imprimerie se diffuse rapidement en Europe permettant d'accroître le nombre de livres vendus, en 1500 déjà 20 millions d'ouvrages ont été imprimés et quelques 30 000 moines copistes sont licenciés économiques. Les nouvelles élites sous l'influence de l'humanisme se constituent de vastes bibliothèques, changement d'échelle, deux siècles plus tôt la bibliothèque de Cluny possédait 570 volumes, celle de Clairvaux 350. De grands esprits se rendent compte que l'immensité de ces bibliothèques et donc l'immensité du savoir n'est plus accessible par un seul homme, une vie ne peut y suffire. Trop d'information tue l'information? Le grand Leibniz, mathématicien, philosophe, bibliothécaire à Hanovre, déclara vers 1700 que ces bibliothèques pouvaient conduire l'humanité à un nouvel état de barbarie par amoncellement plutôt que par absence du savoir. Oui, un nouvel état de barbarie, pas moins. Etrangement c'est un siècle plus tôt que d'autres esprits comme Montaigne comprirent la véritable mutation, il ne s'agit plus d'apprendre par cœur mais il s'agit de savoir où est le livre. Plutôt une tête bien faite que bien pleine...
Les conséquences furent incalculables et le terme de re-naissance est suffisamment explicite. La préservation du savoir en premier lieu, plusieurs incendies délibérés détruisirent la grande bibliothèque d'Alexandrie et ses dizaines de milliers de documents souvent en un seul exemplaire, perte irréparable pour l'humanité. La diffusion d'un ouvrage comme celui de Nicolas Copernic, Des révolutions des sphères célestes, bouleversera non seulement le monde scientifique, mais modifiera les réflexions sur la place de l'homme dans l'Univers. Les poètes de la Pléiade s'émanciperont du latin pour créer le français moderne dont ils seront à l'origine de nombreux néologismes. Les sciences descriptives firent des progrès époustouflants comme l'anatomie avec le traité de Vésale (7 volumes de 700 pages) ou la géographie avec les atlas de Mercator. Erasme au début du XVIème sècle souhaite la bible en langue vernaculaire, il fut entendu par Luther qui en fit une traduction en allemand, eu un impact culturel primordial puis édita Le petit catéchisme à l'usage du peuple. La Réforme n'est-elle pas fille de l'imprimerie?
Aujourd'hui le numérique
Quasi deux milliards d'êtres humains connectés à Internet, si l'on excepte les très jeunes et les vieillards presque un humain sur deux sont sur cette toile qui nous donne accès à tous les savoirs du monde. Mais bien sûr mon fils plutôt que de pianoter sur ton ordi tu ferais mieux de retourner à tes livres!!
Oui il y a perte de la mémoire et ce depuis longtemps. Qui est capable de réciter comme les aèdes grecs les 5 000 vers de l'Illiade et l'Odyssée voire les 24 000 de ceux du Ramayana? La totalité du savoir accumulé est sans commune mesure avec nos possibilités mémorielles, devons-nous continuer à faire comme au temps où ce savoir était inaccessible, quand il nous fallait apprendre par cœur comme les étudiants d'Albert le Grand au XIIIème siècle à la Sorbonne? L'Internet n'est pas la poubelle informationnelle que certains voudraient qu'il soit mais certainement davantage la grande bibliothèque universelle qui fit rêver les encyclopédistes, Diderot aujourd'hui aurait probablement inventé le Wiki. L'Internet haut lieu de dépravation de notre jeunesse, la porte de l'enfer? Mais le sexe et l'érotisme accompagnent la naissance de la littérature, du Cantique des Cantiques au Kâmasûtra, le Banquet de Platon, l'Art d'aimer d'Ovide ou le Satyricon, les poèmes de Sappho. Madame Bovary de Flaubert a été condamné pour outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs, Zola pour Thérèse Raquin a été traité de littérature putride, de pornographe par toute la critique unanime assassinant au passage la peinture de Courbet (*).
Questions récurrentes donc. Nous externalisons depuis des milliers d'années nos facultés cognitives avec l'argile, le papyrus, le papier, l'ordinateur... Jamais la connaissance n'a été à portée si aisée de nos neurones mais comme au lendemain de l'invention de l'écriture, comme au lendemain de l'invention de l'imprimerie notre monde va changer, et nous aussi. Combien d'Innocent VIII aujourd'hui? Merci aux Platon, Montaigne et Flaubert de maintenant.
Aristote fut natif écriture comme nos enfants sont natifs numériques, alors gagnons du temps. L'école n'est pas un sanctuaire, désolé chère enseignante mais au contraire elle a besoin de ces technologies qui sont au cœur de la révolution du savoir.
(*) lire la critique ultra violente dans le Figaro du 23 janvier 1868 et la réponse de Zola